5

« Ce ne sont pas les armes qui décident, mais l’homme qui s’en sert – toujours. »

 

Adolf Hitler

 

« Seul celui qui est loyal au sang peut être loyal à l’esprit. »

 

Heinrich Himmler

 

Steadman se glissa sur le siège passager avant de la Jaguar et appuya ses épaules contre le cuir souple du siège. Avant que le véhicule ne démarre, il jeta un coup d’œil absent au ciel. C’était un de ces matins clairs et frais d’hiver, annonciateurs de froids futurs, qui aiguisent les sens.

Tandis que la voiture filait sur les routes de campagne et traversait les petites agglomérations calmes, Steadman repensa à la dernière question de Pope à propos de la Sainte Lance... Non, il ne savait rien à ce sujet, avait-il répondu en toute sincérité. Mais pourquoi l’agent britannique lui avait-il posé cette question ? Et quel rapport avait-elle avec Gant ? Pope lui avait expliqué que le marchand d’armes semblait marquer un intérêt particulier pour cette lance, en fait une relique constituée du seul fer, et qu’il se demandait simplement si Steadman avait quelques renseignements sur cette antiquité. Devant sa réponse négative, Pope avait eu un geste désinvolte et l’avait quitté. Le malaise diffus que ressentait le détective s’était encore accru, bien vite supplanté par cette vieille excitation qu’il avait crue disparue à jamais. L’adrénaline courait de nouveau dans ses veines, aiguisant ses sens comme au temps du Mossad. Il paraissait calme mais son esprit et ses réflexes avaient recouvré leur acuité maximale.

David Goldblatt et Hannah avaient semblé plus soulagés qu’étonnés de son retour. Ils pensaient toujours qu’il ne pouvait réellement accepter que le meurtre de son associée et amie reste impuni. Eux ne tendaient pas la joue, et cette attitude ancienne était plutôt assimilée à de la lâcheté qu’à une grande force morale. Or le passé de Steadman ne montrait aucune trace de cette lâcheté. Pour les agents israéliens, le refus antérieur du détective était une simple conséquence annexe du choc subi, mais à présent les choses étaient rentrées dans l’ordre. Ils le comprenaient. Et ils avaient besoin de lui...

Peppercorn avait arrangé une rencontre avec Gant. Naguère cet avocat avait supervisé la couverture légale des contrats d’armements conclus par Steadman, et c’est dans sa Jaguar qu’ils roulaient maintenant vers le lieu du rendez-vous. Une démonstration des derniers matériels était organisée par le ministère de la Défense au terrain militaire d’Aldershot, et plusieurs firmes privées d’armement, dont celle de Gant, y avaient été conviées.

— Surprenant comme cela a été facile, dit Peppercorn.

Tiré de ses pensées, Steadman tourna la tête vers lui.

— Quoi donc ?

— L’obtention de votre autorisation. D’habitude, ces gens du ministère font beaucoup de manières, ils veulent savoir qui vous êtes, ce que vous recherchez, pour quel pays vous travaillez, etc. Mais là, ils vous ont accepté très rapidement. Auriez-vous fait agir quelques-uns de vos anciens contacts de l’armée sans rien m’en dire ?

— Les vieux contacts sont les meilleurs, éluda Steadman.

En fait il subodorait une intervention discrète de Pope.

— Leur influence est des plus opportunes, alors. Difficile à approcher, ce Gant. Et il est préférable pour vous de le rencontrer, sur un terrain neutre, parmi ses concurrents. C’est une condition qui devrait vous aider dans vos négociations.

Il dépassa un camion en douceur et se glissa de nouveau dans la circulation.

— Pourquoi la production de Gant en particulier, Harry ? dit-il. Vous cherchez quelque chose de spécial ?

— De très spécial, oui.

Steadman se redressa sur son siège. Ils approchaient de leur destination.

— Eh bien, Gant est l’homme qu’il vous faut, pas de doute... Pour Israël, Harry ?

Steadman lui lança un regard perçant.

— Désolé. Je n’aurais pas dû demander à ce stade, fit Peppercorn avec une grimace de connivence. Mais je parierais que vous avez sur votre liste quelques articles comme des Swingfire et des Blowpipe...

La supposition était aisée. Les missiles portables constituaient un des domaines de prédilection de Gant. Or les blindés et l’aviation d’Israël avaient souffert de ces armes en 1973 face aux Égyptiens, et si Steadman représentait Tsahal, comme le suspectait Peppercorn, il était logique qu’il cherche à en acquérir.

— Vous le saurez bien assez tôt, Martin, quand l’affaire sera en cours, mentit Steadman.

Le détective répugnait à tromper ainsi une de ses relations, mais les négociations devaient garder leur vraisemblance afin que les deux adversaires puissent développer leur jeu sans trop de gêne. La même méthode était utilisée par les gouvernements quand une détente superficielle devait être ménagée ; les antagonismes restaient secrets mais chaque nation fournissait ses armes. De même, lui et Gant tiendraient leurs rôles respectifs jusqu’au moment opportun pour frapper. Steadman espérait avoir alors un avantage.

La Jaguar quitta la route et s’arrêta devant un grand portail surmonté de barbelés. Un sergent de l’armée sortit du poste de contrôle et vint vérifier leurs invitations. Le militaire fit un signe en direction de la petite construction et les battants d’acier s’ouvrirent. Le véhicule s’engagea sur une route goudronnée menant à Long Valley, où l’avocat savait que se trouvait Gant.

Steadman identifia les différents véhicules garés le long de la route : des tanks Chieftain et Scorpion, des porte-pont dépliants Chieftain ; des transports Spartan, AT105 ; blindés légers à chenille ; transports de troupes Shorland SB301. Au-dessus d’eux évoluaient des hélicoptères Gazelle. Steadman était content d’avoir toujours à l’esprit ses connaissances en la matière, même si dans d’autres domaines, il ignorait certainement tout des derniers progrès. A présent des ordinateurs miniatures truffaient les armes guidées par laser, et l’ennemi possédait ses propres systèmes hypersophistiqués pour contrer chaque phase de l’attaque. Le cerveau humain n’était plus capable de réagir assez vite dans cette guerre électronique ; les ordinateurs étaient devenus les véritables généraux en chef.

Le son assourdi d’explosions leur parvint alors qu’ils traversaient une zone boisée.

— L’armée qui démontre les capacités du blindage Chobham, sans doute, commenta Peppercorn.

Steadman acquiesça. Trois fois plus résistant que n’importe quel autre, ce nouveau blindage britannique composé de matériaux aussi disparates que l’acier, la céramique et l’aluminium, avait relancé l’intérêt des gouvernements pour les tanks. Pour un poids à peine supérieur, il résistait aux missiles qui avaient rendu bon nombre de chars obsolètes. Steadman imaginait sans mal la satisfaction des officiels anglais dans les casemates d’observation. Leurs invités étrangers et acheteurs potentiels pouvaient admirer les qualités du blindage Chobham soumis aux tirs d’obus et de missiles.

La voiture déboucha sur une grande esplanade ponctuée de stands où était présenté le matériel militaire. On trouvait là de tout, des systèmes de réglage de tir aux barbelés, de l’avion de combat multi-fonctions aux différentes sortes de filets de camouflage, du fusil AR18 aux tablettes de pralidoxime mésylate contre les gaz innervants.

Peppercorn gara la Jaguar dans le parking et les deux hommes en sortirent. Le soleil de midi écrasait les lieux sans réchauffer l’air froid de l’automne.

Ils passèrent devant une tribune occupée par des étrangers haut gradés, des diplomates et des civils discrets qui contemplaient les évolutions de chars Striker, Spartan, Scimitar et Scorpion devant eux, sur un champ de manœuvre accidenté.

— Dites-moi, Harry, pourquoi Gant particulièrement ? Il existe bon nombre d’autres fabricants qui vendent des armes similaires. Et si je ne me trompe Gant n’a encore jamais traité avec Israël... (Il eut un bref sourire.) En admettant que vous représentiez ce client, bien entendu... Les contacts que j’ai eus avec Gant jusqu’alors concernaient l’Iran et certains pays d’Afrique. A ma connaissance, il n’a jamais vendu à Israël.

— La production de Gant est plus étendue que celle de beaucoup d’autres, répondit Steadman. Il fabrique aussi bien des missiles que des équipements antiterroristes. Mon client a besoin des deux et juge préférable pour la discussion des prix de tout acheter au même fournisseur.

L’excuse était un peu légère, mais Peppercorn parut s’en contenter.

L’avocat était trop fin pour s’appesantir plus longtemps sur l’identité du client de Steadman, qui de toute façon serait révélée dès le début des négociations. D’ailleurs le détective avait quasiment confirmé son idée en définissant ce qu’il venait acheter. Pour qui d’autre aurait-il pu travailler ? Les Arabes ? Son passé rendait une telle hypothèse très improbable.

— Le voilà, fit Peppercorn.

Steadman suivit le regard de l’avocat. Un groupe d’hommes entourait un démonstrateur en uniforme portant un lance-missile individuel sur l’épaule. Sa tenue ne disait rien au détective, et il en déduisit que c’était sans doute une trouvaille de Gant pour individualiser sa firme.

— Lequel est Gant ?

— Le plus grand, au milieu. Celui qui discute avec la jeune femme.

Dans sa hâte de repérer le marchand d’armes Steadman ne l’avait pas remarquée, et il se demanda quels rapports pouvait avoir une femme avec quelqu’un comme Gant. Son regard se fixa presque aussitôt sur celui-ci.

Gant était grand, plus que Steadman, et il dominait le groupe d’une bonne demi-tête, sans doute des acheteurs étrangers à en juger par leur peau olivâtre. Son maintien semblait raide, comme si son corps manquait de souplesse. Mais Steadman se trompait, car Gant se tourna pour répondre à un de ses interlocuteurs dans un mouvement fluide et précis. L’indice était infime mais le détective était un professionnel habitué à décrypter le langage des corps, et il voyait là la preuve d’une agilité physique certaine. Alors qu’ils approchaient, l’attention de Gant se porta sur eux et Steadman sentit l’examen dont il était l’objet. Il était jaugé avec une froide efficacité. Il retourna le regard et soudain un frisson désagréable le parcourut. C’était inexplicable, mais il avait soudain l’impression d’être happé dans la toile d’une araignée monstrueuse, et l’homme devant lui était à l’évidence conscient de l’effet qu’il produisait.

L’affrontement visuel cessa dès que Gant se tourna vers ses clients pour s’excuser. Il se sépara du groupe et se dirigea vers les deux arrivants. De nouveau leurs regards se heurtèrent et Steadman eut à peine conscience de l’homme en uniforme qui avait suivi Gant.

Le marchand d’armes s’arrêta après quelques mètres, les laissant s’approcher de lui. Ses yeux étaient d’un gris pâle, et Steadman crut y détecter une lueur amusée. Le visage de Gant était long, avec des pommettes hautes et des joues assez creusées pour lui donner une vague apparence cadavérique. Le nez était fort, la chevelure d’un brun passé coupé court et coiffée en arrière, dégageant un front haut presque dépourvu de rides. Il paraissait plus jeune que son âge et une force curieuse émanait de sa personne, qui contredisait son physique proche de la maigreur. Seul son cou, trop long et décharné pour être totalement caché par le col de son manteau, donnait une indication sur le ravage des ans. La peau en était ridée et plissée, et Steadman éprouva une vague répugnance en notant ce détail.

— Bonjour, Peppercorn, dit Gant sans quitter le détective des yeux. Et vous êtes Mr. Steadman, sans doute ?

De nouveau le détective remarqua un reflet moqueur dans les prunelles pâles. Gant lui tendit la main, et il dut faire un effort pour la serrer. Sa poigne était ferme, à la limite de la douleur. Steadman relâcha sa prise après un instant, comme il est normal, mais Gant prolongea le contact et il fut obligé d’y répondre. Pendant plusieurs secondes ils restèrent ainsi, s’affrontant du regard. Gant donnait l’impression de lire en lui et de rire intérieurement de ce qu’il découvrait. Steadman lui rendit le même défi tacite et se permit même de laisser transparaître son propre amusement. Il remarqua les très fines cicatrices autour des joues et de la bouche du marchand d’armes, visibles seulement de très près, et il s’interrogea sur le genre d’accident qui avait pu les causer.

Gant lui lâcha enfin la main.

— Je vous présente le major Brannigan, fit-il en inclinant légèrement le buste en direction du militaire qui les avait rejoints.

Le major avança d’un pas et salua Steadman et l’avocat. Un peu moins grand que Gant, il devait avoir la quarantaine. Qu’il ait ou non perçu l’ironie du marchand d’armes, il garda une froideur égale.

— Et voici Miss Holly Miles, qui essaie de tirer avantage d’un lointain lien de parenté avec ma défunte femme.

Gant s’écarta pour dévoiler la jeune femme qui était restée masquée par la stature des deux hommes.

— Louise Gant et ma mère étaient cousines, dit-elle avec un sourire d’excuse.

Steadman fut surpris de la pointe d’accent américain, puis il se souvint que l’épouse de Gant était des États-Unis. Il hocha la tête en signe de salut et elle lui répondit par un sourire franc en repoussant ses longs cheveux blonds d’une main gracile. Il vit alors le Pentax qui pendait à son cou.

— Des photos ici ? s’étonna-t-il.

— Je travaille en free-lance, expliqua-t-elle. Je fais un reportage sur les marchands d’armes pour un magazine dominical.

— Elle a utilisé ses liens avec ma famille pour décrocher ce reportage, interrompit Gant.

Il avait parlé avec plus de malice que d’ironie, mais sa voix possédait une profondeur indéfinissable, comme un écho chuinté qui mettait mal à l’aise.

— Mais le major garde un œil sur elle, poursuivit-il, pour s’assurer qu’elle ne photographie pas ce qui ne doit pas l’être.

Brannigan ne paraissait pas amusé le moins du monde.

— Ainsi donc, Mr. Steadman, dit Gant d’un ton devenu brusque, Peppercorn me dit que vous avez un client qui recherche certains types de matériels, matériels que j’ai la réputation de fabriquer.

— C’est exact.

— Pouvons-nous définir dès maintenant l’identité de votre client ?

— Je crains qu’il ne faille attendre pour cela que vous ayez satisfait à toutes mes exigences concernant vos produits, contra Steadman.

Très bien, rien d’inhabituel à cela. Vous pouvez être plus précis sur ce que vous cherchez ?

— J’ai là une liste détaillée, dit le détective en produisant une enveloppe. Je crois qu’elle correspond à votre production.

Elle contenait la description détaillée concoctée par lui-même et Goldblatt de plusieurs armes dont avait besoin Israël. En fait, ce pays avait d’autres fournisseurs, mais les matériels décrits correspondaient presque tous à ceux fabriqués par Gant. Celui-ci ouvrit l’enveloppe et étudia la liste sans hâte, acquiesçant de temps à autre.

— Oui, nous fabriquons la plupart de ces équipements, commenta-t-il, et soudain Steadman eut du mal à croire qu’il s’agissait d’un jeu mortel entre eux tant Gant paraissait sincère. J’ai quelques autres produits qui pourraient également vous intéresser, d’ailleurs. Notre nouveau fusil de précision équipé d’un laser, qui permet un tir parfait jusqu’à huit cents mètres. Ou notre pistolet-mitrailleur, semblable à l’Ingram mais nettement plus précis. Il comporte beaucoup de parties en matière plastique, ce qui rend son coût en série très abordable... J’ai aussi plusieurs modèles de missiles sol-air, de petite taille et très maniables, bien qu’ils soient assez puissants pour détruire un Jumbo Jet, par exemple...

Gant avait prononcé cette dernière phrase avec une lenteur provocante, et Steadman eut l’impression qu’il le défiait.

— Ça semble intéressant, en effet, répondit-il calmement.

Il vit alors que leur échange avait été accueilli par un silence tendu dans le petit groupe. La photographe elle-même paraissait crispée.

— Vous pensez que votre client pourrait avoir usage de ce genre de produit ? demanda Gant.

— C’est possible. Tout dépendrait du prix.

— C’est naturel. Aimeriez-vous les voir ?

— Bien sûr.

— La démonstration en réel est difficile, vous vous en doutez, fit Gant avec un petit rire sardonique, et Steadman lui répondit d’un sourire paisible. Mais je pense que je pourrai vous prouver son rayon d’action et sa puissance, Pourquoi ne pas m’appeler demain, à mon bureau, pour fixer un rendez-vous ? Peppercorn vous donnera mon numéro.

— Ce sera avec plaisir.

— En attendant je vais étudier votre liste et dresser quelques propositions chiffrées. Je suis sûr que votre client n’est pas effrayé par les chiffres, n’est-ce pas ?

— Il en faut plus pour l’effrayer, répondit Steadman sur le même ton.

— Oui, je n’en doute pas. Je vais maintenant vous prier de m’excuser, mais nos visiteurs d’Amérique latine sont très exigeants de ma personne – il fit un geste en direction du groupe qu’il avait quitté – et comme ils sont d’humeur à acheter...

— Quant à vous, Miss Miles, j’espère que vous voudrez bien pardonner ce manque de tact, mais j’ai peur que des transactions de cette nature ne risquent d’embarrasser grandement votre magazine, ou notre gouvernement, si certaines photos étaient publiées. Pourquoi ne pas expliquer à Mr. Steadman la composition de votre article et en profiter pour lui montrer les quelques horribles engins de destruction que vous avez déjà découverts ? Son point de vue vous passionnera certainement.

Avec un dernier coup d’œil à Steadman, Gant leur tourna le dos et rejoignit le groupe d’acheteurs.

Le major Brannigan s’avança vers la jeune femme.

— Je... hum, je suis au regret d’appliquer le règlement, Miss. Je dois vous prendre votre appareil photographique. Mais je suis certain que vous avez déjà fait moisson de clichés pour votre reportage... (Il tendit la main et Miss Miles lui donna son Pentax sans sourciller.) Merci. Le sergent du poste de garde vous le rendra à votre départ.

Sur ces mots il partit d’un pas raide.

— Eh bien, voilà qui était bref et précis, dit Peppercorn en regardant Steadman et la jeune femme. Je crois que Gant vous étonnera, Harry.

— C’est fort possible, en effet, dit Steadman.

— Eh bien, Miss Miles, il est rare de voir une beauté en jeans chez les journalistes. Vous offrez un contraste des plus agréables à tout ce kaki. Si nous descendions à la buvette prendre quelque chose ?

La photographe interrogea Steadman du regard.

— Un verre sera le bienvenu, fit-il.

— D’accord ; moi aussi.

Une fois dans la grande tente, Peppercorn fonça dans la foule qui assaillait le bar pour chercher les boissons, les laissant seuls. La compagnie de la jeune femme procurait à Steadman un changement bienvenu après la tension de la courte entrevue.

— Vous êtes vraiment une lointaine parente de Gant ?

Elle eut un petit rire.

— Disons que ma mère était une cousine éloignée de sa dernière femme. Mais je suis encore surprise qu’il m’ait accordé cette interview. Les marchands d’armes sont en règle générale des gens très discrets...

— Oui, ils n’ont pas vraiment besoin de publicité. Cela m’étonne aussi.

— Oh, mais il m’a fallu beaucoup de temps pour décrocher son accord, croyez-moi. Il repoussait toujours à plus tard et je n’y croyais plus. Et puis la semaine dernière il a accepté, comme ça !

— Qu’est-ce qui l’a fait changer d’avis, selon vous ?

— Aucune idée. Peut-être le souvenir de sa femme et son peu de rapports avec sa famille du temps de son vivant.

— Vous savez de quoi elle est morte ?

— Oui. Un accident de voiture.

— Vous paraissez en savoir beaucoup sur son compte... C’est pourtant un homme très discret.

— Très discret, oui. Mais j’ai passé quelques journées avec lui, et il m’a laissé photographier presque tout ce que je voulais. Il m’a donné l’impression de tout d’un coup vouloir faire connaître son nom... Enfin, peut-être pas son nom, mais les dernières armes que sa firme produit. — Elle se mordit nerveusement l’ongle de l’auriculaire droit. — Je ne sais pas, c’est comme s’il sortait de l’ombre et qu’il recherchait la publicité.

Cette idée déplaisait à Steadman. Pourquoi un homme tel que Edward Gant aurait-il pu désirer cela, alors que son domaine requérait la plus grande des discrétions ? Il y avait là quelque chose qu’il ne s’expliquait pas. Il décida qu’il valait mieux changer de sujet.

— Depuis combien de temps êtes-vous en Angleterre ?

— Oh, ça fait six mois maintenant. Avant, j’ai bourlingué un peu partout pour écrire des articles et faire des photos. J’ai travaillé longtemps pour une agence, mais à présent je préfère traiter directement avec les journaux. Je me sens plus libre.

Peppercorn revint avec leurs boissons : un campari pour la jeune femme, une vodka pour Steadman et un gin-tonic pour lui-même.

— Je viens de rencontrer quelques personnes que je connais, Harry. Je pourrais peut-être faire affaire avec eux, aussi me suis-je permis d’accepter leur invitation à dîner. J’espère que vous ne m’en voulez pas ?

Le détective lui prit leurs boissons des mains et tendit la sienne à la photographe.

— Ne vous en faites pas.

— Je peux vous rejoindre après le repas pour vous ramener en ville, si vous voulez ? proposa Peppercorn.

— Non, ne vous donnez pas cette peine. Je prendrai un train.

— Moi je peux vous déposer à Londres, intervint Holly Miles.

— Eh bien, voilà qui arrange tout, dans ce cas, fit aussitôt l’avocat, visiblement soulagé.

— Parfait, approuva Steadman en buvant une gorgée de vodka.

L’alcool lui brula la gorge mais la sensation lui était nécessaire.

— En ce cas je vais les retrouver, Harry. Ma secrétaire vous transmettra le numéro de téléphone de Gant. Tenez-moi au courant... Euh, eh bien au revoir, Miss Miles. J’espère avoir le plaisir de vous rencontrer à nouveau.

La jeune femme gloussa quand l’avocat bouscula un officier africain en s’éloignant à reculons.

— Merci de me ramener, fit Steadman.

Elle le regarda et lui sourit.

— Je dois passer au magazine, de toute façon. Ils veulent savoir où j’en suis... Si vous me parliez un peu de vous ? Vous avez toujours travaillé dans les ventes d’armes ?

— Non. J’ai passé une bonne partie de ma vie dans l’armée.

Holly parut surprise.

— Vraiment ? Vous n’avez pas du tout l’apparence d’un militaire.

Steadman eut un léger sourire. Sans doute entendait-elle cette phrase comme un compliment.

— Pourquoi l’avez-vous quittée ? dit-elle avant de boire une gorgée de campari.

— Oh, j’ai décidé que j’en avais assez de servir Sa Majesté. Il y a d’autres choses à faire dans la vie.

— Comme acheter et vendre des armes ?

— Entre autres, oui. J’ai pris une participation dans une agence d’enquêtes.

— Vous êtes un privé ? s’exclama-t-elle.

Steadman rit de bon cœur.

— Ça faisait longtemps qu’on ne m’avait pas appelé ainsi...

Holly s’esclaffa elle aussi.

— Ne m’en veuillez pas, mais vous ne ressemblez pas à Sam Spade non plus !

— Comme la plupart des détectives... En fait, mon associée...

Il s’interrompit et la jeune femme vit la tristesse voiler une seconde ses yeux.

— Quelque chose ne va pas ?

Steadman avala la moitié de sa vodka avant de répondre.

— J’allais dire que mon associé est une femme. Mais elle est morte.

— Je suis désolée, Harry.

Il eut un haussement d’épaules.

— C’est récent ? demanda-t-elle, décontenancée par l’étrange sourire sur ses lèvres et la dureté soudaine de son regard.

— Oui, très récent, dit-il. Changeons de sujet, d’accord ? Parlez-moi plutôt de votre reportage. Des révélations fracassantes sur Gant ?

Le ton était léger, mais elle sentit le sérieux du propos.

— Oh, je ne l’ai pas approché d’aussi près... Tout ce que j’ai vu, tout ce qu’il m’a dit semblait soigneusement préparé, comme s’il prenait garde de ne dévoiler qu’une partie bien précise de ses activités. Pour être franche, j’ai eu l’impression qu’il cachait beaucoup plus qu’il ne révélait. Habituellement, quand on fait ce genre de reportage sur une personne, on finit par découvrir certains indices par accident – un lapsus révélateur, un sous-entendu dans la conversation, ce genre de choses. Mais Edward Gant n’a commis aucune erreur. Je n’ai rien perçu derrière la façade.

— Vous êtes allée chez lui ?

— Sa propriété près de Guildford ? Oui. J’y ai passé deux jours et il m’y a invitée de nouveau. C’est une belle maison sur quelques hectares, très calme, très retirée.

— Il a donc une autre adresse ?

— Eh bien, il semble, oui. Quand j’étais près de Guildford il a reçu un nombre considérable de visites, et j’ai entendu certains de ces invités mentionner un rendez-vous dans sa propriété de la Côte Ouest. Et c’étaient des personnages connus et importants. Mais, quand j’ai abordé le sujet, Gant est resté très vague. Il a simplement dit qu’il possédait là-bas un terrain d’essai pour ses armes les plus puissantes.

— Vous savez où exactement ?

— Non. J’ai fini par lui poser la question, mais il m’a répondu que dans le domaine des armes, et des dernières innovations en particulier, les sites de test devaient rester aussi confidentiels que possible. Je n’ai pas insisté, bien évidemment, et il a clos le sujet.

— Je vois... Et ces visiteurs ? Vous avez dit que certains étaient des gens importants ?

— Vous êtes plutôt curieux, vous, hein ? dit-elle avec un sourire malicieux. Je suppose que c’est une déformation professionnelle ?

— Ce doit être cela, oui... Mais je veux aussi en savoir autant qu’il est possible sur Gant pour mener au mieux les négociations pour mes clients. Connaître ses connections en haut lieu pourrait m’être utile, voilà tout.

— Très bien, ne m’en dites pas plus. Quelques-uns étaient des hommes politiques. De second plan, je dois l’avouer. J’ai reconnu aussi deux ou trois industriels et plusieurs gros bonnets de la City, sans pouvoir mettre de nom sur leur visage.

— Aucune importance, l’assura Steadman. Vous voulez un autre verre ?

— Non, merci. Je crois que j’aimerais retourner à Londres bientôt, si cela ne vous dérange pas.

— Bien sûr.

Il termina sa vodka et l’entraîna vers la sortie de la tente. Les démonstrations de la matinée ayant pris fin, les premières discussions s’engageaient. Steadman vit le major Brannigan qui écoutait poliment un visiteur étranger. L’officier l’aperçut mais ne lui fit aucun signe.

Le couple sortit de la tente, suivi par le regard de Brannigan.

Holly mena le détective jusqu’à sa voiture, une Mini d’un jaune éclatant. Ils s’installèrent et elle boucla sa ceinture de sécurité avant de mettre le contact. La petite automobile sortit du parking et s’engagea sur le gravier de la route, avant de prendre de la vitesse dès qu’ils quittèrent le terrain d’essai.

— Dites-moi, Harry, fit-elle après un moment, le fait d’acheter des armes ne vous pose jamais de problèmes de conscience ?

— De temps en temps, si, répliqua-t-il d’un ton caustique. Mais en général ma commission étouffe mes scrupules humanitaires.

Elle lui jeta un regard étonné.

— Pardonnez-moi, dit-elle. Je ne voulais pas jouer la moraliste.

Il contempla un instant son profil.

— Mes excuses aussi. Je ne voulais pas être aussi sec. Tout tient vraiment à l’acheteur que vous représentez. Il y a certains pays, certains mouvements avec qui je ne voudrais jamais avoir à faire, alors que j’ai de la sympathie pour d’autres. Bien sûr, un intermédiaire n’est pas censé faire entrer en ligne de compte ses sympathies ou ses antipathies. Je ne suis sans doute pas le meilleur.

— Et vous éprouvez de la sympathie pour ceux que vous représentez actuellement ?

— J’en ai éprouvé, oui.

La route s’enfonçait maintenant dans la zone boisée, et le sol, accidenté de chaque côté, était tapissé de feuilles mortes. Steadman se tourna de nouveau vers la jeune femme et ne put s’empêcher de regarder son corps. Ses longues jambes étaient pliées dans l’habitacle restreint de la Mini, et il appréciait leur galbe ferme. Elle tenait le volant avec souplesse mais autorité, et il émanait d’elle un dynamisme maîtrisé qui n’était pas perceptible immédiatement. Elle sentit l’attention qu’il lui portait et tourna la tête vers lui. Pendant un bref instant leurs regards se rencontrèrent, et quelque chose passa.

Puis elle se concentra sur la route et Steadman l’imita.

Il se tournait lui aussi vers la route quand sur leur gauche le tank descendit vers eux en rugissant.

La lance
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